Le Groenland,  plus grande île du monde, ne compte qu’un peu plus de 55 000 habitants. Il s’agit du « pays » le moins densément peuplé du monde : environ 0,03 habitants au kilomètre carré, contre 107 en France ! Pourtant, ces habitants font parler d’eux. Pour cause : le Groenland pourrait devenir une nation indépendante dans un futur plus ou moins proche. En attendant, l’île demeure un territoire danois, bien qu’une certaine autonomie lui ait été garantie au cours du temps. Où en sommes-nous aujourd’hui et quels scénarios pour demain ? Quel rôle jouent la géopolitique et la course aux terres rares dans la discussion ? Mais en premier lieu, quelle est donc cette histoire qui relie Groenlandais et Danois ?

Une colonie danoise

Le Groenland a été colonisé non pas une, mais deux fois par les Scandinaves. D’abord à l’époque viking, alors que des marins norvégiens (notamment le célèbre Erik le Rouge) accostent sur l’île et finissent par y établir une série de colonies.
En 1721, alors que l’on était sans nouvelles de ces colonies, le missionnaire danois Hans Egede se rendit sur place afin de convertir les Norvégiens que l’on supposait présents sur l’île. Il ne les trouve pas, puisque toute trace de colonie avait disparu au cours des XIVe et XVe siècles. Ce sont donc les Inuits présents sur l’île qu’Egede entreprit de convertir. Il fonda notamment la ville de Godthåb, qui demeure aujourd’hui la capitale du Groenland, bien qu’on lui donne aujourd’hui le nom de « Nuuk ».

Le Groenland demeura une colonie danoise pendant plus de trois siècles, au même titre que l’Islande et les îles Féroé. Toutefois, contrairement à ces deux dernières, la population du Groenland, actuellement composée à 89% d’Inuits, avait une culture radicalement différente de celle des Scandinaves : nomades, chasseurs et pêcheurs, les Inuits ont un mode de vie, une organisation sociale, des mythes, une langue et des traditions qui leur sont propres.

Groenland - Inuit - Chasse & Pêche

A partir de la Deuxième Guerre Mondiale, les choses allaient évolué. Le Danemark, occupé, était incapable de garantir la sécurité de l’île. Celle-ci fut prise en main par les États-Unis, qui établirent des bases militaires dans la région (on apprendra plus tard que des armes nucléaires y furent installées à l’insu des autorités danoises), mettant déjà en évidence le statut géopolitique crucial de l’île pour un pays qui, moins d’un siècle auparavant, avait jugé utile de racheter l’Alaska à la Russie. Une proposition similaire de rachat du Groenland fut d’ailleurs émise, que le Danemark refusa.

Après la guerre, le Danemark, sous pression de l’ONU, ne souhaitait pas être considérée comme une puissance coloniale. Plutôt qu’abandonner le Groenland, celui-ci fut intégré au royaume en 1953 : l’île était désormais un comté danois comme les autres… à ceci près qu’un immense chantier de « modernisation » allait avoir lieu, avec la construction d’hôpitaux, de routes et d’écoles, mais aussi l’électrification du pays. Le bilan fut mitigé. D’une part, le niveau de vie fut augmenté d’une manière spectaculaire en seulement deux décennies. Mais d’autre part, de graves problématiques sociales émergèrent suite à ce bouleversement des modes de vie, décidé unilatéralement par les autorités danoises, incluant une hausse tout aussi spectaculaire de la criminalité et de l’alcoolisme. Le Groenland conserve aujourd’hui un taux de suicide exceptionnellement élevé.

Ilulissat Groenland
© Mads Pihl – Visit Greenland

La période de « modernisation » fut aussi celle d’une politique d’assimilation. Les Inuits, habituellement rassemblés en petites communautés, furent concentrées dans des villes. Parallèlement, des centaines de Danois vinrent du continent pour s’établir sur l’île : bientôt, ceux-ci devinrent une minorité à part entière au sein du pays. Certains parents Inuits cessèrent tout simplement de parler leur langue natale (le groenlandais ou « Kalaallisut ») et se mirent à parler danois à leurs enfants afin de leur garantir un avenir plus reluisant. Les personnes nées au Danemark bénéficiaient d’une série de privilèges, notamment des salaires plus élevés et une éducation de meilleure qualité : en 1965, 52 % des revenus générés au Groenland finissaient dans la poche des 11 % de la population née au Danemark.

Les revendications pour l’indépendance parurent sur le devant de la scène à partir des années 1970, notamment avec l’émergence de partis politiques indépendantistes. L’un des éléments déclencheurs fut l’entrée de la région dans la Communauté Européenne, malgré les réticences des Groenlandais (face à l’afflux de pêcheurs étrangers dans ses eaux territoriales qu’elle craignait dès le début, le Groenland finira par quitter la CE en 1985). Un referendum fut organisé en 1979, indiquant que plus de 70 % des Groenlandais souhaitaient un statut d’autonomie. Celui-ci fut acquis la même année à travers la signature d’un traité accordant au Groenland une série de nouveaux droits politiques. De nouvelles institutions furent créées, dont un Gouvernement (appelé « Naalakkersuisut ») et un Parlement de 31 membres (appelé « Inatsisartut »).

Uummannaq Groenland
Photo by Aningaaq Rosing Carlsen – Visit Greenland

En 2009, un nouveau traité remplaça celui de 1979, faisant notamment du groenlandais la langue officielle de l’île et accordant aux groenlandais la gestion d’une série de domaines. La politique étrangère, la défense et la sécurité nationale, la monnaie et la justice, entre autres, restent pour l’heure dans les mains du Danemark. Mais le traité de 2009 garantit également au peuple groenlandais le droit de revendiquer, à terme, l’indépendance complète, et prévoit le processus à suivre. Depuis, la question, semble-t-il, n’est plus : le Groenland souhaite-t-il l’indépendance ? Mais plutôt : quand ?

Enjeux et obstacles de l’indépendance

Depuis les premières luttes pour l’autonomie, la rhétorique du Gouvernement groenlandais a largement évolué. Tandis qu’autrefois, l’emphase était placée sur la fracture entre la majorité Inuit et l’élite coloniale, le Groenland est aujourd’hui présenté comme une nation en devenir, unie et prête à prendre pleinement son destin en main.
Une série de questions demeure néanmoins en suspens. Certains commentateurs danois se sont demandé si le Groenland possédait une population suffisante pour faire vivre un état moderne. Mais la question n’est pas là : bien sûr, les Groenlandais sont assez nombreux. Les réserves viennent plutôt du domaine économique et en particulier la possibilité de maintenir l’ensemble des services et infrastructures sur un immense territoire (notamment les hôpitaux, les écoles, ou encore les nombreux et indispensables aéroports et ports) sans l’apport danois, qui s’élève à plus de 500 millions d’euros par année, soit 1/6 du PIB groenlandais actuel – d’autant que le processus de prise d’indépendance s’annonce, lui aussi, relativement coûteux. Les opposants à l’indépendance suggèrent ainsi que le Groenland est encore trop dépendant de Copenhague.

Nuuk Groenland

Du côté groenlandais, si une majorité de la population souhaite effectivement l’indépendance, la question d’une baisse éventuelle du niveau de vie demeure problématique.
L’économie groenlandaise contemporaine repose principalement sur la pêche. En second lieu viennent les revenus liés à l’énergie, au tourisme et aux ressources naturelles. Ce dernier domaine recèle néanmoins un potentiel immense pour l’avenir de l’île. Le Groenland concentrerait en effet 11 % du gaz et du pétrole présent en Arctique, en plus de ressources remarquables en uranium, or, argent, platine, zinc, nickel et d’autres matières convoitées, dont des terres rares, essentielles notamment pour les technologies téléphoniques et les éoliennes. Actuellement, l’essentiel des terres rares utilisées à l’échelle planétaire sont extraites en Chine, tandis que le Groenland serait potentiellement en mesure de couvrir 1/4 des besoins mondiaux.

Le chemin semble tout tracé : les mines fourniront au pays les ressources nécessaires pour se libérer de la dépendance à l’égard du Danemark et entretenir une économie florissante… sauf que tout cela présenterait un coût environnemental inacceptable pour la population de l’île. L’extraction de terres rares, en particulier, est un processus susceptible de ravager de larges zones d’un environnement jusqu’à présent remarquablement préservé. En outre, une telle activité semble incompatible avec la pratique de la pêche et de la chasse, qui concerne 10 % des travailleurs de l’île. C’est un prix que les Groenlandais ne semblent pas souhaiter payer à ce jour. En effet, certains projets liés au site de Kvanefjeld, une des réserves de minéraux les plus importantes au monde, ont suscité une forte mobilisation de la population. Or, selon un rapport des universités de Nuuk et Copenhague, l’ouverture de 24 mines de taille importante serait nécessaire pour contrebalancer les transferts actuels du Danemark vers le Groenland. Ainsi, si l’industrie minière pourrait constituer un atout pour le développement futur du Groenland, elle ne représente pas, à elle seule, la solution salvatrice.

Les convoitises autour de ces réserves demeurent importantes, en particulier dans un contexte de changement climatique, où la fonte des glaces facilite progressivement l’accès aux ressources. Parmi les intéressés figure la Chine, intéressée par la possibilité d’étendre sa production au-delà de son territoire et se définissant comme un État « quasi arctique ». Après la proposition de rachat de l’île durant la Deuxième Guerre Mondiale, Donald Trump a réitéré l’idée d’acheter le Groenland, sans qu’on sache avec certitude s’il s’agissait d’une blague ou non. Ce que l’on sait, c’est que le Groenland continue de jouer un rôle géopolitique de premier plan pour les États-Unis et l’OTAN, puisqu’il s’inscrit dans le GIUK, une ligne imaginaire reliant Groenland, Islande et Royaume-Uni pouvant servir de « bouclier » empêchant la flotte russe d’éventuellement rejoindre l’Atlantique.

Le Groenland présente ainsi un contraste saisissant entre, d’une part, sa faible densité de population et son économie encore fragile, et d’autre part, l’immense intérêt économique et géopolitique dont elle fait l’objet. Dans un tel contexte, le développement du tourisme est présenté comme l’un des atouts pour évoluer vers une autonomie économique plus importante. La fréquentation de l’île par les croisiéristes, notamment, a fortement augmenté au cours de la dernière décennie, bien que le tourisme à terre demeure très largement représenté par les voyageurs danois. L’avenir dira si une exploitation limitée des ressources minérales et l’essor touristique en cours permettront au Groenland d’acquérir prochainement son indépendance dans des conditions qui satisferont les habitants de l’île. L’Arctique connaîtrait alors l’émergence du premier État majoritairement « autochtone » (Inuit) de l’histoire.

Croisiere polaire Groenland A bord de l'Ocean Nova

Et si le Groenland avait été norvégien ?

Bien qu’appartenant au Danemark, le Groenland fut disputé par d’autres nations. Ainsi, à l’issue des guerres napoléoniennes, le royaume de Danemark-Norvège fut dissous et, malgré les protestations des Norvégiens, le Groenland alla au Danemark. Aux yeux des Norvégiens, les Danois n’avaient colonisé que la côte Ouest du pays, tandis qu’une large partie de la côte Est leur revenait. Alors que le différend se prolongeait, le Danemark décida, en 1925, d’envoyer 70 habitants de Tasiilaq (à l’Ouest du pays) sur la côte Est et d’y fonder la communauté d’Ittoqqortoormiit (qui fait aujourd’hui partie des points d’arrêt récurrents sur plusieurs parcours de croisières).

La Norvège le vécu comme une provocation et prit soin d’y répondre en 1931. Le drapeau norvégien fut dressé sur le site de Myggbukta (« la baie aux moustiques ») et la portion de côte s’étendant du 71e au 75e parallèle (c’est-à-dire du fjord de Carlsberg au fjord de Bessel) fut revendiquée comme terre norvégienne. Il s’agit de la seule dispute territoriale de la région arctique à avoir été résolue à la Cour internationale de Justice de La Haye, qui valida les revendications danoises.

Plus récemment, un autre différend fut résolu entre le Danemark et le Canada : celui de l’île Hans, que, vu sa situation géographique, les deux pays étaient en droit de revendiquer. Un groupe de militaires canadiens finit par y planter leur drapeau, accompagné d’une bouteille de whisky canadien et d’un message : « Bienvenue au Canada ! » La marine danoise se rendit sur place pour retirer le drapeau et planter le sien, accompagné d’une bouteille de schnaps danois et d’un autre message : « Bienvenue sur l’île danoise ! ». En juin 2022, il fut finalement décidé de séparer l’île en deux parties égales : un bel exemple de résolution à l’amiable de désaccord territorial qui, espérons-le, fera des émules à l’avenir.

Anaïd Gouveneaux, guide Grands Espaces et docteur en biologie marine

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