Il y a 20 000 ans environ, notre planète connaissait son dernier « maximum glaciaire ». L’Europe était alors méconnaissable. Le niveau des mers, situé 130 mètres plus bas qu’aujourd’hui, nous aurait permis de rejoindre l’Angleterre à pied. Le Nord du continent était couvert d’un immense glacier dont l’épaisseur atteignait 3000 mètres en Scandinavie. Quant aux latitudes françaises, elles hébergeaient alors un environnement biologique aujourd’hui disparu que les chercheurs ont coutume d’appeler la « steppe à mammouths ».

A l’époque, cette steppe était le « biome » le plus vaste sur terre. Il s’étendait de l’Espagne vers l’est, à travers l’Europe, la Sibérie, la Chine et l’Amérique du Nord. C’était un environnement froid et sec, dépourvu de forêts et dominé par des herbes et des arbustes. Il perdura pendant environ 100 000 ans lors de la dernière période de glaciation, époque au cours de laquelle l’être humain moderne (Homo sapiens) fit son entrée sur le continent européen, où vivait déjà son cousin, l’homme de Néandertal (Homo neanderthalensis). Ceux qui étaient installés sur les terres de la France actuelle pouvaient côtoyer le renne, l’auroch, le rhinocéros laineux ou encore le mythique mammouth.

Ces animaux connurent des sorts divers à la fin de l’époque glaciaire, il y a environ 12 000 ans. Le renne parvint à s’installer et prospérer dans les régions les plus septentrionales de l’Eurasie et de l’Amérique du Nord. L’auroch se maintint tardivement en Europe avant d’en disparaître au 17e siècle. Quant au rhinocéros laineux et au mammouth, tous deux disparurent au cours des premiers millénaires de l’ère post-glaciaire. Si les circonstances exactes de la disparition des mammouths demeurent, à ce jour, une énigme, il semble qu’ils aient particulièrement souffert de la disparition de la steppe qui porte leur nom.

Suite à une hausse des températures de 6 °C en l’espace de 5000 ans et une évolution vers un climat plus humide, la forêt gagna du terrain et mit à mal cet environnement, redessinant drastiquement les contours de la vie dans nos régions. A cette évolution du climat ont pu s’ajouter l’impact de maladies ou de nouvelles technologies de chasse utilisées par les humains. Quoi qu’il en soit, l’espèce disparut il y a 11 000 ans dans de nombreuses régions, bien qu’une petite population parvînt à se maintenir sur l’île de Wrangel, en Russie, jusqu’il y a 4000 ans environ.

Le mammouth demeure un mythe à lui seul, animant la curiosité des savants européens depuis le 17e siècle, la créativité des artistes des grottes ornées paléolithiques, l’intérêt des commerçants d’ivoire et l’imaginaire des populations indigènes de la zone arctique, fascinées par leurs carcasses encore visibles dans le paysage. Aujourd’hui, le souvenir de cet animal emblématique de l’histoire naturelle va jusqu’à inspirer des projets semblant tout droit sortis du film Jurassic Park, puisqu’il est question ni plus ni moins que de recréer l’espèce en vue de la réintroduire dans des régions protégées en Sibérie. Idée géniale ou fantasme mégalomaniaque ? Commençons par présenter les premiers intéressés…

Description

Le genre Mammuthus regroupe de nombreuses espèces qui se sont succédées dans le temps. C’est la dernière d’entre elles qui nous intéresse ici, à savoir le « mammouth laineux », Mammuthus primigenius. Il appartient à la famille des éléphantidés, caractérisés par leur grande taille et leur trompe. Le mammouth laineux adulte pouvait atteindre la taille de 3,50 mètres pour un poids de 5 tonnes, soit un gabarit proche de son cousin, l’éléphant d’Asie.

Représentation du mammouth laineux © Mauricio Antón – Wikipedia

Quant au mammouth des steppes (Mammuthus trogontherii), une espèce voisine et plus ancienne ayant vécu en Sibérie et dans le Nord de la Chine, un spécimen de 5,30 mètres de haut pour un poids estimé à 17 tonnes fut décrit en 1959, ce qui en fait le plus grand mammifère terrestre de son époque.

A la naissance, le mammouth laineux mesurait 60 à 80 centimètres. La période de gestation était de deux ans, après quoi le nouveau-né était allaité pendant une période de deux à trois ans. Son espérance de vie était d’environ 60 ans. Ses défenses croissaient tout au long de sa vie et atteignaient 1,70 mètres de longueur pour les femelles ou 2,50 mètres pour les mâles. Par rapport aux espèces actuelles d’éléphants, sa morphologie était adaptée aux climats froids grâce à des membres plus courts, notamment sa queue, mais aussi ses oreilles. Réduire la surface de l’animal est une adaptation récurrente chez les animaux des régions froides, permettant de limiter les échanges thermiques avec l’extérieur.

L’autre différence majeure avec les éléphants repose bien sûr sur leur fourrure épaisse, constituée d’une première couche de poils raides et longs d’un mètre environ, appelés « poils de jarre ». A celle-ci s’ajoutait une couche de sous-poil, une couche de duvet et une couche de graisse pouvant atteindre 10 centimètres. Si cette dernière constituait une protection importante contre le froid, elle était toutefois inférieure à celle des mammifères marins comme le morse, confortablement enveloppé de 15 centimètres de graisse malgré sa taille bien inférieure.

Les mammouths laineux étaient herbivores. Ils se nourrissaient principalement des plantes herbacées, des buissons et des mousses que leur offrait la steppe. On estime à 180 kilogrammes leur ration quotidienne de nourriture, pour 80 litres d’eau environ. Sur leur organisation sociale, on sait peu de choses. Comme le laissent penser certaines peintures rupestres, représentant l’animal en groupes, on peut supposer qu’ils vivaient en troupeaux, probablement organisés selon une hiérarchie matriarcale, comme les espèces actuelles d’éléphants.

Utilisation par les humains

Au 17e siècle, les savants européens découvrirent l’existence de ces mastodontes des steppes après que des défenses furent importées de Russie. Si le mystère à leur sujet demeurait entier, on prit au moins acte du fait qu’un grand mammifère vivait dans la région qu’on appelait alors Tartarie. Le mammouth était alors largement confondu avec le morse et le dugong, tous trois assimilés au « Béhémoth », bête mythique de l’Ancien Testament à l’allure incertaine. Dès le 18e siècle, les connaissances des Européens se développèrent avant de se préciser au tournant du 20e siècle, parallèlement à la découverte de spécimens sur le sol européen et de leurs représentations, peintes ou gravées, dans l’art pariétal.

Depuis la prohibition internationale du commerce d’ivoire d’éléphant dans les années 1980, les découvertes de carcasses de mammouths ensevelies font l’objet de grandes convoitises. La Russie exporte jusqu’à plusieurs dizaines de tonnes d’ivoire de mammouth chaque année, pour une valeur atteignant 1600 $ par kilogramme sur le marché occidental. Les défenses sont collectées au gré des trouvailles des populations indigènes de Sibérie, des travailleurs du secteur des hydrocarbures ou encore des « chasseurs d’ivoire » professionnels. Les défenses de mammouths enfouies dans le sol ont tendance à émerger à la surface après de fortes précipitations ou le long des rives érodées des cours d’eau. Elles peuvent se trouver dans un état impeccable grâce à la protection du permafrost, la partie du sol demeurant constamment sous 0 °C. Les travaux nécessaires à l’aménagement de pipelines à travers le territoire russe ont également permis de mettre à jour certaines dépouilles bien conservées.

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La Vénus de Lespugue (réplique), dont l’original a été taillé dans l’ivoire de mammouth

L’intérêt pour l’ivoire de mammouth ne date toutefois pas d’hier. Les humains en faisaient déjà usage pour la réalisation d’objets artistiques au paléolithique, comme la célèbre statuette féminine surnommée « Vénus de Lespugue ». Les os et défenses de l’animal pouvaient également être utilisés pour la construction de huttes circulaires. Parmi celles-ci, on compte les huttes de Mejyritch, en Ukraine, vieilles de 15 000 ans et réalisées avec les restes de dizaines de mammouths différents.

Reconstitution d’une hutte en os de mammouth © Wikipedia

Pour les chasseurs préhistoriques, le mammouth était probablement une source intéressante de nourriture, mais aussi de graisse et de matières premières. Si l’ampleur du phénomène de la chasse au mammouth est difficile à estimer, son existence est attestée par la découverte de spécimens présentant des traces de chasse claires, comme des pointes de lance.

Art et mythologie

Dans le Périgord se trouve la grotte de Rouffignac. Connue depuis plusieurs siècles, l’ancienneté et la valeur de ses dessins et gravures n’ont été reconnues que dans les années 1950. Elle est aujourd’hui considérée comme l’un des sites majeurs de l’art paléolithique. On n’y trouve pas moins de 240 figurations d’animaux, donc 11 rhinocéros, 12 bouquetins, 16 chevaux, 29 bisons et… 159 mammouths. Ce chiffre est d’autant plus remarquable que le mammouth est d’ordinaire assez rare dans l’art préhistorique. Le site compte notamment la frise dite « des dix mammouths », un panneau homogène et très structuré représentant deux groupes d’animaux en vis-à-vis, chaque animal mesurant environ un mètre de hauteur. Ce chef d’œuvre de l’art pariétal a conduit certains chercheurs à spéculer que le lieu ait hébergé une forme de culte du mammouth.

En Sibérie, on trouve une série d’artefacts conçus par les populations indigènes représentant l’animal, notamment des gravures effectuées sur des archets de drille (outils utilisés pour l’allumage du feu) en ivoire. De manière plus surprenante, au début du 20e siècle encore, on retrouvait la trace du mammouth dans la figuration des Inuits dits « du cuivre » de la Terre de Baffin, région où l’animal n’a pourtant, semble-t-il, jamais vécu. Le mammouth, dont la mémoire a pu être préservée à travers les migrations des populations du Grand Nord, y était nommé « baleine Kilu ». C’est par un « jeux de ficelles » que les Inuits le représentaient, technique consistant à dessiner un animal en nouant un fil autour de ses doigts. L’explorateur Knud Rasmussen nous en a transmis une illustration dans ses rapports d’expédition des années 1920. On y reconnaît une silhouette large et des pattes massives.

Jeu de ficelle Inuit

Mais pourquoi associer un mammifère terrestre à la baleine ? C’est chez d’autres populations indigènes du Grand Nord qu’on trouve une explication à cet étonnant rapprochement. Selon un mythe répandu chez les Inuits de l’Alaska, la baleine Kilu, ou « Kilukpuk », vivait autrefois dans la mer avec les cétacés, avant qu’un autre monstre marin, nommé Aglu, ne l’en chasse. Exilé sur terre, Kilukpuk voulut se déplacer mais s’enfonça dans le sol sous son propre poids et se mit à nager dans la terre, comme il le faisait auparavant dans la mer. Selon certaines communautés inuites, les mammouths auraient continué leur vie dans les espaces souterrains. Ils remonteraient régulièrement à la surface pour respirer, exactement comme le font les phoques en rejoignant un trou de respiration dans la glace en hiver.

Si le parallélisme peut sembler incongru, il faut garder en tête que les carcasses de mammouth présentes dans le paysage sont généralement ensevelies et qu’il est fréquent que seules les défenses émergent du sol, laissant penser que le mammouth vit effectivement une vie cachée dans les mondes souterrains que parcourent les chamanes lors de leurs voyages spirituels. Par ailleurs, l’état de conservation de ces carcasses ne peut qu’inspirer la comparaison avec celles des baleines échouées sur les côtes, de corpulences comparables.

Plus loin des côtes, dans les régions intérieures de la Sibérie, le mammouth est volontiers perçu comme une sorte de rongeur, semblable à un lemming géant, vivant sous terre afin de se protéger de la lumière. Selon une version du mythe, les mammouths mourraient instantanément s’ils voyaient la lumière du jour. D’après ces peuples indigènes, c’est la raison pour laquelle, de mémoire d’homme, personne n’a jamais vu de mammouth vivant à la surface.

Le retour des mammouths ?

C’est au début du 21e siècle que se développe l’idée de ressusciter le mammouth. De fait, le cas de la brebis Dolly, premier mammifère cloné de l’histoire en 1997, semblait ouvrir tout un univers de possibilités. A ce jour, des chercheurs de différentes nationalités (américains, japonais, coréens, russes) explorent et débattent de la faisabilité du projet. L’une des idées avancées repose sur l’espoir de trouver de l’ADN préservé dans le sperme d’un mammouth congelé et de s’en servir pour fertiliser une femelle éléphant asiatique.

L’animal qui en résulterait serait un hybride, mi-mammouth mi-éléphant. Toutefois, selon les partisans de ce projet, il serait possible d’obtenir, à terme, un animal proche du mammouth préhistorique en effectuant l’opération à plusieurs reprises sur plusieurs générations. Depuis, des progrès en génétique ont permis de développer le séquençage du génome de l’animal, conduisant certains généticiens à proposer la recréation d’un mammouth par clonage plutôt que par hybridation.

Les chercheurs restent divisés sur l’intérêt de la démarche. Pourquoi mettre tant d’efforts pour ressusciter une espèce disparue depuis des millénaires ? Pour certains partisans du projet, c’est une visée écologique qui est en jeu : introduire des mammouths dans certaines régions de Sibérie contribuerait à refaçonner l’environnement et protéger le permafrost de la hausse des températures liées au changement climatique, ce qui permettrait de limiter la libération des quantités immenses de gaz à effets de serre contenues dans le sol sibérien.

Parmi les opposants, on avance des doutes sur la faisabilité même du projet, mais aussi des réserves sur le plan éthique. Ramener une espèce à la vie n’est en effet pas un geste anodin. Une telle opération, réalisée sur une espèce aussi emblématique que le mammouth laineux, ouvrirait certainement un champ nouveau de questionnements sur notre rapport au vivant, pour le meilleur et pour le pire. Une seule certitude à ce jour : le mammouth n’a pas fini de faire rêver les humains.

 

Article rédigé par Stéphane Aubinet, historien de l’art et docteur en anthropologie et Anaïd Gouveneaux, guide Grands Espaces et docteur en biologie marine.

 

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