Pour des photographes avides de paysages sauvages et lointains, l’Arctique représente une sorte d’Eldorado, notamment grâce à la blancheur éclatante de ses paysages enneigés et de sa banquise, son soleil de minuit, ses ours polaires, renards arctiques, mammifères marins et autres créatures photogéniques. Mais bien avant que le premier appareil photo ne soit brandi dans les régions polaires, ce sont les peintres qui se sont chargés de capturer leurs paysages et de les diffuser aux quatre coins de l’Europe. Plus encore que la photographie, la peinture est un art subjectif : elle n’est jamais simplement neutre et véhicule toujours une certaine perception des lieux peints, un certain regard sur la nature, une certaine sensibilité qui peut varier selon les artistes et les époques.

François-Auguste Biard, Fjord de Magdalena (Spitzberg), 1839.

Ainsi par exemple, les Européens du Moyen- âge n’étaient pas particulièrement séduits par les espaces sauvages du Grand Nord. Ni même pas les montagnes du continent, comme les Alpes. De tels endroits étaient même souvent perçus comme effrayants, voire maléfiques. Le christianisme n’y est pas pour rien : à l’inverse des peuples païens de l’antiquité, qui vénéraient volontiers certains animaux et certains lieux naturels comme des entités religieuses ou des esprits puissants, l’Eglise médiévale a longtemps véhiculé l’idée selon laquelle la montagne, le Nord, mais aussi la mer seraient des lieux de perdition à éviter autant que possible.
Certains érudits appelés « démonologues », comme Jean Bodin au 16e siècle, allaient jusqu’à prétendre que le Nord était l’épicentre du mal sur terre et qu’il y avait plus de sorciers en Norvège que dans n’importe quelle autre partie du monde. On comprend que la région n’ait pas retenu l’attention des artistes médiévaux, qui se sont plutôt tournés vers des paysages domestiqués, agricoles, plus rassurants, comme dans ce paysage hivernal extrait du célèbre manuscrit des Très Riches Heures du duc de Berry, représentant la campagne française.

Les_Très_Riches_Heures_du_duc_de_Berry_février

Très Riches Heures du duc de Berry.

Dès les 13e et 14e siècles et durant toute la Renaissance, la peinture de paysage acquiert progressivement son autonomie et ses lettres de noblesse. Mais il faudra du temps avant qu’elle s’émancipe réellement de l’image religieuse. En effet, pendant longtemps, le paysage demeure relégué à l’arrière-plan des représentations. Il sert alors de décor pour des portraits ou des scènes religieuses diverses. A cette époque, ce sont principalement des paysages dits « pastoraux » qui sont valorisés, c’est-à-dire des environnements champêtres, généralement méditerranéens, souvent accompagnés de bâtiments gréco-romains, de personnages mythologiques ou de bergers, une sorte de paysage « idéal » inspiré par la poésie antique.
Mais on trouve également des représentations plus rares de paysages hivernaux et montagneux, comme dans le célèbre tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, Chasseurs dans la neige, où la montagne se dégage déjà comme un motif à part entière, encore relégué à l’arrière-plan.

Les_chasseurs_dans_la_neige_Pieter_Brueghel_l'Ancien

Pieter Brueghel l’Ancien, Chasseurs dans la neige

C’est aussi à partir de la Renaissance que les peintres adoptent progressivement la technique de la perspective. On s’efforce désormais de représenter les paysages tels qu’ils sont perçus par l’œil humain, grâce à deux techniques : la perspective « linéaire », qui consiste à aligner les objets de façon à reproduire l’illusion d’un paysage perçu, et la perspective « aérienne », qui consiste à utiliser d’autres couleurs, souvent le bleu, pour représenter les objets lointains, comme dans le tableau de Boucher. Grâce à ces deux innovations (la perspective linéaire et la perspective aérienne), la peinture de paysage se rapproche un peu plus de nos photographies actuelles. Mais la technique ne fait pas tout : il faut encore une certaine sensibilité artistique pour que le Grand Nord trouve son chemin jusqu’aux tableaux des peintres européens.
Cette sensibilité se développe à partir du 18e siècle sous le nom de « sublime ». Mais attention : pour les historiens d’art, « sublime » n’est pas un simple synonyme de « beau ». Alors que le « beau » évoque l’harmonie des couleurs et de la composition, le « sublime » tient à l’excès et au grandiose. Pensez à un volcan en éruption : puissant, effrayant et fascinant à la fois. Ou encore aux mers de glace de l’Arctique, dont l’étendue dépasse l’entendement. Si les artistes osent se tourner vers le sublime, c’est que la peur de la nature qui dominait au Moyen- âge n’est plus qu’un lointain souvenir et qu’une nouvelle sensibilité est née, dont nous, amoureux de la montagne et des paysages sauvages en tous genres, sommes les héritiers directs.
Un bon exemple de « sublime » est le tableau de William Turner, Hannibal traversant les Alpes. Bien que la scène évoque un épisode historique de l’antiquité, celui-ci n’est qu’un prétexte pour représenter la puissance incommensurable de la nature. Face à la tempête qui sévit au cœur du massif montagneux, même les troupes du puissant conquérant carthaginois paraissent insignifiantes.

oseph_Mallord_William_Turner

William Turner, Hannibal traversant les Alpes

Avec l’émergence du « sublime », les Alpes gagnent en popularité. Heureusement, elles sont assez aisément accessibles pour les artistes de l’époque. Pour peindre l’Arctique, le problème est tout autre ! Certes, le Nord n’est plus perçu comme un lieu démoniaque, mais il n’en demeure pas moins une région hostile vers laquelle seuls les voyageurs les plus téméraires osent s’aventurer… à supposer déjà qu’ils en aient l’occasion, puisque les expéditions sont rares. Certains artistes se sont donc contentés de peindre l’Arctique sur base de descriptions écrites, de gravures issues de carnets d’expédition, de leur propre familiarité avec les paysages européens enneigés, ou encore sur base de leur imagination…
Et le résultat n’était pas forcément mauvais, bien au contraire ! La célèbre Mer de Glace de Caspar David Friedrich est même l’un des portraits les plus saisissants des régions polaires jamais réalisés. Aujourd’hui, il est d’ailleurs considéré comme un des chefs d’œuvre de la peinture du 19e siècle. Pourtant, à son époque, le public le jugea trop radical, raison pour laquelle il demeura invendu jusqu’à la mort de l’artiste.

963px-Caspar_David_Friedrich_-_Das_Eismeer_-_Hamburger_Kunsthalle_-_02

Mer de Glace de Caspar David Friedrich

Le tableau représente une expédition menée par l’explorateur William Edward Parry en 1820, à la recherche du fameux « Passage du Nord-Ouest » permettant de relier l’Atlantique au Pacifique par les eaux glacées de l’Amérique du Nord. On y voit une mer gelée, puissante et menaçante, dont dépasse la poupe d’un navire, le HMS Griper. La composition est relativement classique puisqu’on y retrouve une structure pyramidale assez typique, dessinée par un amoncellement de plaques de glace au milieu du tableau. Il y a ainsi une sorte de beauté harmonieuse dans le paysage qui contraste avec l’impression générale du tableau, tourmentée et violente. Cette tension entre beauté idéale et menace chaotique est typique des représentations du paysage au 19e siècle, dites « romantiques », qui ont poussé la recherche de l’exotisme jusqu’au fantastique, comme dans cette représentation onirique du Finnmark, demeure du peuple sámi en Laponie norvégienne, par le peintre norvégien Peder Balke.

Finnmark - Peder Balke

Finnmark – Peder Balke 

© Northern Norway Art Museum, Tromsø Photo: Northern Norway Art Museum; Maria Dorothea Schrattenholz

A la même époque, on trouve aussi des représentations beaucoup plus sereines, en particulier celles qui furent réalisées par des « artistes d’expédition ». Ceux-ci embarquaient à bord de navires vers les régions les plus reculées afin d’en capturer des images par la peinture ou la gravure, qui serviraient ensuite à illustrer les récits et rapports d’expéditions. Ici, le but n’est pas de produire des œuvres sensationnelles, mais d’informer le lecteur et de valoriser le travail effectué sur place. Par rapport aux peintures romantiques, ces illustrations sont généralement plus douces et plus ordonnées. Elles véhiculent l’image d’un environnement certes hostile, mais qui se laisse apprivoiser grâce au dur labeur des explorateurs. Peut-être que de telles représentations servaient également à rassurer les voyageurs et à donner une teinte domestique à des lieux menaçants.
L’artiste Frederick William Beechey en donne une illustration emblématique avec une gravure représentant le HMS Hecla navigant en quête du Passage du Nord-Ouest. Bien qu’il longe un iceberg qui dut être terrifiant pour l’équipage à bord, celui-ci est rendu presque sympathique grâce à son aspect d’immense gâteau de mariage et à une composition d’une grande régularité, équilibrée le long d’une ligne parfaitement horizontale, sous les yeux d’un phoque curieux.

Beechey-Parry

HMS Hecla in Baffin Bay, Frederick William Beechey

Durant l’essentiel de l’histoire de la peinture des régions arctiques, la faune constitue rarement le centre d’attention des artistes. Parfois décoratifs, les animaux peuvent aussi servir à évoquer l’héroïsme des hommes qui les affrontent, comme c’est le cas dans une œuvre du peintre britannique Richard Westall intitulée Nelson et l’ours. On y voit le célèbre officier Horatio Nelson terrassant un ours polaire… au corps à corps, en utilisant la crosse de son fusil ! Autant dire que face à un adversaire aussi téméraire, la flotte de Napoléon, défaite en 1805 lors de la bataille de Trafalgar, n’avait aucune chance.

Richard_Westall Nelson_and_the_Bear_

Richard Westall – Nelson et l’ours.

Certains explorateurs polaires furent eux-mêmes de grands artistes. C’est notamment le cas d’un autre héros historique, le Norvégien Fridtjof Nansen, véritable pionnier de l’exploration de l’Arctique et par ailleurs prix Nobel de la Paix en 1938, à qui l’on doit notamment de superbes représentations d’aurores boréales.

A partir du début du 20e siècle, les peintres du Grand Nord partirent en quête de nouvelles esthétiques, notamment via le « Groupe des sept », composé d’artistes canadiens. Fortement influencés par la dimension mystique des peintures de paysage romantiques, ils s’en démarquèrent par l’usage de couleurs beaucoup plus vives, plus à même à leurs yeux de capturer les paysages sauvages d’Amérique du Nord. Le groupe des sept est aussi fortement influencé par la peinture « impressionniste » dans sa manière de capturer la lumière à travers des jeux de couleurs audacieux (pensez par exemple aux paysages de Vincent van Gogh). La Colombie Britannique, province occidentale du Canada connue pour ses paysages grandioses, est l’un de leurs lieux de prédilection, notamment le Lac MacArthur, représenté ici par J.E.H. MacDonald en 1924.

Lake_McArthur,_Yoho_Park_-_James_MacDonald

De l’autre côté de l’Arctique, en Russie, et à peu près à la même époque, un groupe similaire vit le jour, connu sous le nom de « Cercle des amateurs de beaux-arts de la région Nord de Russie ». Parmi ses membres, Alexandre Borrisov est l’un des plus célèbres. On lui doit notamment une scène de nuit polaire au printemps, capturant ce moment particulier où le soleil demeure juste en-dessous de l’horizon et procure au paysage une lumière unique.

On a parfois reproché au « Groupe des sept » canadien d’avoir rendu les populations indigènes invisibles, en représentant le Canada comme une terre sauvage et vierge de toute présence humaine. Ces tableaux auraient contribué à l’image quelque peu coloniale du Nord en tant que terra nullius, une terre n’appartenant à personne. Les peintres russes, quant à eux, n’ont pas hésité à représenter le Nord de la Russie comme une terre marquée par la présence humaine. C’est d’ailleurs le même Alexandre Borissov qui a réalisé ce portrait d’un enfant samoyède lors d’un de ses voyages.

Samoed_boy_San_by_Borisov

Si les Inuits et Amérindiens sont rares dans l’histoire de l’art euro-américain, bien plus rares que les paysages sauvages inhabités, ils ne sont pas pour autant entièrement absents. Dès les premières expéditions polaires, on trouve des représentations de rencontres entre explorateurs polaires et Inuits, parfois pacifiques, parfois hostiles, mais aussi des illustrations évoquant les modes de vie et techniques de chasse des indigènes. L’une d’entre elles, particulièrement riche, est une gravure du 16e siècle issue d’une expédition de Martin Frobisher, à la recherche, lui aussi, du Passage du Nord-Ouest, qui ne fut franchi que bien plus tard, en 1906, par Roald Amundsen.

Au 20e siècle, la photographie s’impose petit à petit, redéfinissant les règles du jeu. Mais elle n’éradique pas la peinture de paysages arctiques : loin s’en faut ! Désormais libérés de la contrainte de représenter les paysages avec une exactitude absolue, des esthétiques très diverses ont vu le jour. D’autre part, de plus en plus d’artistes eurent l’occasion de voir les régions polaires de leurs propres yeux, grâce à leur plus grande facilité d’accès et à leur développement en tant que destinations de voyages. On serait bien en mal de donner un portrait exhaustif de leurs œuvres…
Mais ce « tour d’horizon » ne serait tout de même pas complet sans évoquer les peintures réalisées par des artistes indigènes eux-mêmes, représentant leurs propres territoires. Si les Inuits sont plutôt connus comme des sculpteurs que comme des peintres, ils n’en ont pas moins une riche tradition d’estampes représentant principalement des figures animales. Les Sámis de Scandinavie comptent quant à eux de nombreux artistes visuels, notamment John Savio, célèbre pour ses gravures représentants des scènes d’élevage de rennes.

John-Savio-Lasso copie

Bien qu’inspiré par la peinture européenne, John Savio perçoit le paysage avec un regard sámi : à ses yeux, la montagne n’est pas qu’un espace sauvage ou « sublime ». C’est un espace domestique, un lieu de rencontres, un foyer familier où l’on se prête à diverses activités sociales : élevage, mais aussi chasse, cueillette, pêche, voyages à pieds, en skis ou en traîneaux…

Avec ces quelques images en tête, la prochaine fois que vous capturerez un paysage polaire à l’aide de votre appareil photo, n’oubliez pas que votre geste s’inscrit dans une longue et riche tradition picturale liée aux espaces du Grand Nord. Tant que vous y êtes, pourquoi ne pas retourner aux sources à l’aide de quelques aquarelles et laisser la vue guider votre pinceau ?

Article rédigé par Stéphane Aubinet, historien de l’art et docteur en anthropologie

 

ENVIE D’EXPLORER L’ARCTIQUE ?

> DÉCOUVREZ TOUTES NOS CROISIERES ICI

Fermer