Dans le Grand Nord scandinave vit le seul peuple indigène d’Europe, les Sámis. On y pratique un type de chant tout à fait singulier sur le continent, qui permet d’invoquer les animaux, les paysages et d’autres personnes, voire de se « métamorphoser » en animal. Cette technique, proche de certaines traditions amérindiennes, reflète tout un rapport au vivant et au passé. Il est encore pratiqué dans de nombreuses régions, notamment dans le Nord de la Norvège, et a même acquis une certaine renommée à l’international, figurant par exemple dans la bande originale d’un célèbre film de Disney… Ce type de chant s’appelle le « yoik ». Mais avant d’en dire plus, il faut présenter les protagonistes de l’histoire : les Sámis.

LES SÁMIS : ÉLEVEURS DE RENNES… ET BIEN PLUS

En français, il arrive qu’on les appelle « Lapons », c’est-à-dire les habitants de la Laponie. En réalité, le terme « Lapon » est considéré comme péjoratif par les premiers intéressés, qui préfèrent largement le terme par lequel ils se désignent eux-mêmes : Sámi. Certaines analyses génétiques suggèrent qu’ils sont apparentés à d’autres peuples indigènes issus de Sibérie, notamment les Yakoutes, et seraient arrivés dans l’extrême Nord de l’Europe il y a environ 4000 ans. Toutefois, c’est en vivant au contact d’autres sociétés (germaniques en Scandinavie, finnoises en Finlande, ou russes) que leur identité distincte s’est construite au fil des siècles et des millénaires : tandis que leurs voisins s’installaient pour cultiver la terre, les Sámis restèrent nomades pour l’essentiel de leur histoire, s’adonnant notamment à la chasse et à la pêche.

Lavvu, tente Sami

La tente lavvu est la tente traditionnelle utilisée par les Samis

Aujourd’hui, les Sámis ont la réputation d’être un peuple d’éleveurs de rennes. Et c’est vrai : l’élevage est pratiqué depuis environ 500 ans et demeure une activité emblématique pour les Sámis d’aujourd’hui. La transhumance annuelle entre les pâturages d’hiver, sur le plateau montagneux, et ceux d’été, situés sur la côte, est tout un événement. Toutefois, l’élevage ne concerne qu’une minorité de la population actuelle. Parmi les quelques 100 000 Sámis vivant dans les pays nordiques, la plupart travaillent dans des domaines similaires à ceux de leurs voisins scandinaves : enseignement, administration, tourisme, transports, santé, commerce, agriculture, pêche, etc. En Norvège, ils vivent intégrés à la société scandinave, tout en retenant certaines spécificités culturelles, notamment l’usage de leurs langues autochtones, très différentes du norvégien et plus proche du finnois ou de l’estonien. Ils ont également leur propre parlement, acquis en 1989 après une longue lutte de la part des Sámis pour acquérir plus de souveraineté sur leur propre terre. Jusqu’alors, la Norvège et les pays voisins avaient appliqué une politique coloniale assez brutale visant à effacer toute trace de la culture sámie. Depuis, les Sámis ont appris à retrouver la fierté d’appartenir à un peuple distinct au sein des pays nordiques.

 

Sami éleveur de rennes

 

Le « yoik » fait partie des spécificités culturelles des Sámis. Il a lui-même longtemps été condamné par les autorités religieuses et coloniales, car il passait pour être « la musique du démon ». Jusqu’à la fin du 20 e siècle, chanter des yoiks était encore vu comme un péché par beaucoup d’habitants de la région, y compris par certains Sámis. Il demeure néanmoins vivace aujourd’hui et constitue pour les musiciens sámis un puissant moyen d’expression pour revendiquer leurs droits dans l’espace public.

DESSINER AVEC DES NOTES

Un yoik, c’est une courte mélodie de 5 à 15 secondes, que l’on peut répéter en boucle. Les Sámis peuvent ainsi chanter la même mélodie durant plusieurs heures. On chante des yoiks dans la vie de tous les jours, à tout moment. Les hommes s’y prêtent aussi bien que les femmes et les enfants. Ces mélodies sont chantées sans accompagnement musical et, souvent, sans aucune parole : ils ont simplement recours à des syllabes sans signification, à peu près équivalents à un « tralala » français. Pourtant, il ne s’agit pas d’un simple amusement musical ! Les mélodies se veulent avant tout descriptives puisque chacune d’entre elles évoque quelque chose : une personne, un animal ou un lieu. Dans la société sámie, chaque personne est ainsi susceptible d’avoir son propre chant. Celui-ci fonctionne en quelque sorte comme un nom musical. En entendant un yoik, un Sámi qui a une bonne oreille doit pouvoir se représenter les traits de la personne dont il s’agit : que la personne soit timide ou confiante, qu’elle se déplace avec assurance ou en boitant, qu’elle soit grande ou petite, tout ça peut se refléter dans son yoik, même s’il est chanté sans aucune parole, sur base de la mélodie elle-même. Une sorte de « dessin mélodique », en somme. La création de yoiks est ainsi tout un art. On ne crée d’ailleurs jamais son propre chant : on n’a même pas le droit de le chanter, car ce serait vu comme un signe d’orgueil ! Ce sont toujours les autres qui chantent votre yoik, en votre présence ou en votre absence. Si la personne en question est présente, chanter son yoik revient à la saluer, lui faire savoir qu’on est heureux de la voir et lui manifester du respect. Si elle est absente, chanter son yoik est une manière de penser à elle, de se remémorer les souvenirs partagés ensemble et même de sentir la présence de la personne à travers sa mélodie, comme si, le temps d’un chant, elle était vraiment là. C’est là toute la force du yoik pour les Sámis : pour les gens qui le pratiquent depuis la tendre enfance, il a une force évocatrice si puissante qu’il permet littéralement de voir et sentir la personne que l’on chante à travers le chant. Les Sámis ont d’ailleurs coutume de dire qu’une personne demeure vivante aussi longtemps que l’on continue à chanter son yoik, même après sa mort. Chanter le yoik d’un proche décédé permet donc de continuer à sentir sa présence et de se souvenir de lui, d’une manière plus intense qu’avec simplement des mots. Il en va de même pour les chants d’animaux. Chaque espèce a sa propre mélodie : dans chaque région sámie, il existe un yoik pour le loup, un pour l’ours, le moustique, le saumon, le corbeau ou encore le renne. Chanter le yoik du loup est toute une expérience : il ne s’agit pas d’une mélodie anodine que l’on chante innocemment pour passer le temps. Chanter le yoik du loup, pour un chanteur sámi, c’est réellement invoquer l’animal, sentir sa présence à l’intérieur de soi. Certains décrivent ça comme une expérience de métamorphose, un peu comme si, en chantant le yoik du loup, ils laissaient s’exprimer un loup qui sommeille en eux-mêmes. Certaines interprétations du yoik du loup sont ainsi très impressionnantes, comme celle d’Ánde Somby, un chanteur sámi renommé, également professeur de droit à l’université de Tromsø :

 

 

Il est toujours possible de créer de nouveaux chants pour chaque animal : il suffit de bien les observer et de tenter de capturer, par exemple, leurs mouvements, leurs sons ou leur aspect général avec une mélodie. Bien sûr, de l’extérieur, tout cela peut paraître bien obscur… Et pourtant ! Une étude effectuée auprès d’auditeurs belges a montré que, dans une certaine mesure, ceux-ci étaient capables de « deviner » quel animal était évoqué par tel ou tel chant, car l’évocation est souvent assez parlante. Prenez l’exemple suivant : il s’agit du yoik de la harelde, un canard marin que vous aurez peut-être la chance d’observer si vous voyagez dans le Nord de la Norvège ou au Spitzberg. A première vue, son chant n’évoque pas grand-chose…

 

 

Jusqu’à ce qu’on le compare avec le cri si particulier de la harelde :

 

 

La personne qui chante ce yoik dans l’enregistrement ci-dessus, Per Hætta, aurait d’ailleurs déclaré que c’est l’oiseau lui-même qui a « composé son propre chant » : les chanteurs sámis n’auraient eu qu’à tendre l’oreille pour l’apprendre. Enfin, il existe des yoiks qui évoquent des lieux, par exemple une montagne, une rivière, une zone de pâturage remarquable, un village ou une cascade. En chantant le yoik d’un lieu, les Sámis se sentent voyager sur place. Des souvenirs associés à tel ou tel endroit émergent alors, plein d’intensité, comme si l’on était physiquement sur place. En effet, pour les Sámis, les paysages de la Laponie ne sont pas qu’une vaste étendue sauvage : ce sont des espaces « domestiques » que l’on connaît bien, où l’on a passé du temps, où l’on s’est adonné à diverses activités (élevage, cueillette, promenade, pêche…), où les ancêtres eux-mêmes ont vécu par le passé et où l’on peut continuellement venir puiser des souvenirs du temps
passé.

LE YOIK « MODERNE » : ENTRE EXPÉRIMENTATIONS MUSICALES ET LUTTES POLITIQUES

On l’a dit, le yoik se pratique dans la vie de tous les jours. Mais depuis un demi-siècle, il est également un art de scène ! De nombreux artistes sámis ont cherché à combiner la technique si particulière du yoik avec d’autres styles musicaux : rock, jazz, musique chorale, techno, etc. Il existe donc en quelque sorte deux pratiques distinctes du yoik, l’une traditionnelle, l’autre moderne, bien qu’il soit souvent difficile de les distinguer et que beaucoup de musiciens sámis pratiquent les deux. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le yoik « moderne » n’est pas qu’une version « amoindrie », superficielle du yoik « traditionnel ». Il a joué un rôle clé dans les protestations contre la colonisation imposée aux Sámis et il leur a permis de faire connaître leur cause, dans leurs propres pays comme à l’étranger. C’est ainsi que Mari Boine est devenue l’artiste sámie la plus célèbre au monde : véritable icône du yoik et de la « world music », elle a été un acteur clé dans le mouvement indigène de la fin du 20 e siècle, au cours duquel les Sámis ont appris à retrouver la fierté de revendiquer leur culture :

 

 

Si vous avez des enfants ou des petits-enfants, vous avez très certainement déjà entendu un autre exemple. Afin de réaliser le film La Reine des Neiges, Disney a en effet pris contact avec un compositeur sámi du nom de Frode Fjellheim. Celui-ci est originaire du Sud du pays sámi, en l’occurrence la région de Røros, où la tradition du yoik a pratiquement disparue. A l’origine, Frode Fjellheim s’est donc formé au piano et à la composition sans forcément penser au yoik. Ce n’est que par la suite qu’il a découvert des transcriptions de mélodies collectées dans sa région par des ethnologues au début du 20e siècle. A partir de là, Frode Fjellheim s’est fait une spécialité d’utiliser le yoik comme source d’inspiration pour sa propre musique. Il a notamment créé une « messe arctique », chantée par une chorale et intégrant des morceaux de yoiks. La musique de La Reine des Neiges fonctionne un peu de la même manière. C’est un chant sans parole avec une mélodie assez typique du style du yoik, si ce n’est qu’elle est arrangée pour une chorale à plusieurs voix. Quoi de mieux pour évoquer la magie du froid hivernal ?

 

 

Le dernier exemple est un yoik associé à la ville de Paris. Ou plus exactement, à la conférence sur le climat qui s’y est tenue en 2015, la fameuse COP21. Les Sámis ont le malheur d’habiter dans la région arctique de l’Europe, au-delà du cercle polaire, dans une zone où le réchauffement climatique est amplifié et dévastateur, notamment pour l’élevage de rennes. C’est toute une culture et un mode de vie qui s’y trouvent menacés. A l’occasion de cette conférence, une jeune chanteuse sámie, Sara Marielle Gaup Beaska, a créé un yoik intitulé Gulahallat Eatnamiin, qui pourrait se traduire par « Nous parlons avec la Terre ». Il s’agit d’un appel à l’action face à la destruction de l’environnement, qu’un groupe de Sámis a chanté en cœur dans les rues de Paris lors de l’événement.

 

Bon voyage !

 

Article rédigé par Anaïd Gouveneaux, guide Grands Espaces et docteur en biologie marine.

 

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